Cha­pi­tre 1 – Greendle et la plume chi­née


« Un crin de lumière trans­perce
Dans sa course,
Une ombre se déchire,
Un trou dans le mur
Et l’impres­sion d’infini au-delà…
 »

Tel est le che­min à venir d’un type, un homme bap­tisé Greendle. Il se con­si­dé­rait, s’était con­si­déré ordi­naire jusqu’à ce que…

« Le prin­temps danse
avec les nua­ges et le soleil,
dans les rues les fleurs s’ouvrent,
les étoi­les s’y épar­pillent… »

Un beau jour de mai, ces quel­ques mots chan­tés, accom­pa­gnés d’une musi­que clas­si­que dif­fu­sée par son radio­ré­veil, le firent s’écu­mer vers le monde des yeux ouverts. Bran­ché sur sa radio favo­rite, il enleva sa couette, s’étira, puis resta quel­ques ins­tants allongé, repen­sant aux son­ge­ries de la nuit qui ne se s’étaient pas encore éva­po­rées vers la dimen­sion hors de por­tée des éveillés. Une fois fait, il se tourna vers le cal­le­pin posé sur la table de che­vet, légè­re­ment à che­val sur sa paire de lunette, non loin de l’appa­reil son­nore. Après un ins­tant d’hési­ta­tion, il se leva, sai­sit le cale­pin de for­tune (dans lequel était glissé en mar­que page un stylo) et se mit à scri­bouiller tout ce qu’il venait de pas­ser en revu.

« la sai­son dérai­sonne,
l’homme rai­sonne,
des bouts de terre gro­gnent… »

Greendle appuya sur le bou­ton off, fit trô­ner sur son nez légè­re­ment aqui­lin la mon­ture cui­vrée de ses lunet­tes ron­des, se diriga vers la petite salle de bain de son 23 mètres carré. Devant le miroir au des­sus de l’évier, il plissa ses petits yeux, « con­tem­pla » son reflet de jeune homme de 28 ans. Ses che­veux bruns, bien qu’assez courts, avaient trouvé le moyen de se met­tre en vrac. Il les ébou­riffa, passa ensuite ses mains sur sa fine mous­ta­che, sa barbe nais­sante et en fin ses pom­met­tes saillan­tes, avant de traî­ner son corps d’allure com­mune sous la dou­che.

« I hoope a day
loove will knock in my hearth
and the suun shine
and the suun… »

Ce jeune pho­to­gra­phe-repor­ter se prit à chan­ton­ner, avec sa voix anglaise chaude et mélo­dieuse, de la soupe d’un boys band bien de chez lui. Bien qu’il avait eu le cou­rage de s’expa­trier en France, à Tou­louse, Greendle se défi­nis­sait lui-même comme un barou­deur pan­tou­flard et aimait bien avoir ses repè­res lui rap­pe­lant sa terre d’ori­gine, aussi peu à son goût soient-ils. Ceci dit, cette chan­son tra­dui­sait plus un man­que. Céli­ba­taire pres­que endurci, il avait gâché tou­tes ses poten­tiel­les rela­tions depuis sept bon­nes années, fait fuir tou­tes les fem­mes qui s’inté­res­saient à lui. Il en regret­tait un cer­tain nom­bre, par­fois une plus que les autres, mais au fil du temps les regrets chan­geaient de tête, ce qui en soit, se rai­son­nait-il, était la preuve qu’il n’y avait para­doxa­le­ment rien à regret­ter. Tou­jours est-il qu’il avait l’élan pour com­pen­ser, en appa­rence, ce vide : il menait de front deux jobs, enfin, plu­tôt deux pos­tes, l’un de cor­res­pon­dant pho­to­gra­phe-repor­ter pour un jour­nal anglais, l’autre de pho­to­gra­phe repor­ter pour un local. Son temps libre en était devenu peau de cha­grin. Tou­te­fois, il se débrouillait pour grap­piller, lier les acti­vi­tés, et ne se plai­gnait pas de son sort. Ainsi, aujourd’hui, samedi, il avait décidé de faire son « shop­ping » en se ren­dant sur son lieu de repor­tage…

Dou­ché, coiffé, « déo­do­risé », habillé, le sac - pré­paré la veille - en ban­dou­lière sur l’épaule gau­che, Greendle était paré. Plus par habi­tude, par acquis de cons­cience quasi obses­sion­nelle que par néces­sité, il véri­fia sur son agenda vir­tuel le pro­gramme de la jour­née. Il n’y avait rien de bien dif­fé­rent des autres jours, il savait déjà où il devait aller, ce qu’il vou­lait faire avant. Il ran­gea son agenda, étei­gnit la lumière et sor­tit…

« L’ombre dia­phane
des pro­mes­ses de la nuit
s’éva­nouit
au creux de la volonté
trop acé­rée…
 »

Dans la fraî­cheur mati­nale de la ville, non loin du Grand Rond, il regarda sa mon­tre à aiguilles qui indi­quait 6 h 45. Il avait le temps de pren­dre son break­fast dans un bar et de flâ­ner sur le mar­ché aux puces et à la bro­cante de la Place Saint Ser­nin. Sur le che­min, il se choi­sit donc une petite table, près d’un coin de ver­dure, en plein un hot-spot wifi gra­tuit. Il passa com­mande et posa devant lui son petit ordi­na­teur por­ta­ble pour che­cker ses mes­sa­ges.
Celui d’une amie-du-net japo­naise fit à ses lèvres for­mer un large sou­rire. Expa­triée sur une île, qu’elle lui avait dit, ne pré­ci­sant ni le nom ni « l’empla­ce­ment géo­gra­phi­que approxi­ma­tif », ses envo­lées fleu­raient bon la lumière et la cha­leur équa­to­ria­les. Il avait entamé des échan­ges épis­to­lai­res avec elle par l’entre­mise d’un site de poé­sie sha­kes­pea­rienne. Après que le ser­veur a déposé son thé, son jus de pam­ple­mousse, son crois­sant et son oeuf au plat, après un « mirci » et l’entame des mets, il rédi­gea sa réponse :

« Cher Liloo,

J’ai lu avec grand plai­sir ce que tu m’as envoyé, voici un petit écho pseudo poé­ti­que en guise de cla­viar­dage impres­sion­na­tif :

Le pay­sage de tes mots m’émeu­vent,
je les ima­gine mur­mu­rer aux vagues
la beauté de la terre qu’elles ne peu­vent tou­cher,
qu’elles admi­rent au tra­vers de leur écume,
je les ima­gine por­ter par elles et venir tou­cher d’autres rives
comme une bou­teille à la mer tra­ver­sant l’océan
et échouée avec amour,
trans­for­mant le rocailleux
en une myriade de sable fin…

@mi­ca­le­ment,
Gree­gree »

Greendle cli­qua sur « envoyer » puis englou­tit ce qui res­tait, ran­gea son petit ordi­na­teur et prit congé…