A même le sol, au milieu de bric et de broc, au milieu de ce qui était, pour lui, des babio­les, trô­nait une plume dorée. Elle sem­bla l’appe­ler comme la mer attire le regard du marin, comme le rêveur se tourne vers la lune au sein du dôme étoilé. Il ne put résis­ter et s’appro­cha.

- Beau jour mon­sieur ! N’est-il pas ?! Je m’appelle Sha­kire Jack­son, dit le décou­vreur de mer­veilles ! J’vous fais une ris­tourne si vous m’pre­nez cet’amante de la page avec cette sculp­ture du 19ème qu’mon arrière grand-père mater­nel a obtenu en tra­vaillant auprès du grand Rodin en per­sonne ! pro­posa d’emblée le drôle d’anti­quaire qui avait remar­qué la direc­tion du regard de Greendle.

Ses paro­les expri­mées d’une traite, son débit rapide, son accent d’ailleurs, sa tenue digne d’un fakir et la peau ridée au teint rosi de ses mains et de ses avants bras déno­tant avec la peau halée de son visage, du fait des années pas­sées sous le ciel fran­çais, enle­vaient un peu de cré­di­bi­lité au sens des mots du ven­deur dont l’âge avoi­si­nait les qua­rante ans. Greendle esquissa néan­moins un sou­rire amusé tout en res­tant bou­che bée sur l’ins­tant.

- Oh, je sais, je fais un peu bou­ti­quier des mil­les et une nuit ! répli­qua le ven­deur à l’air lourd de sens de l’homme devant lui. Mais j’vous garan­tis la pro­ve­nance de ce qu’j’vends ! Ajouta-t-il sans se dépa­reiller de son sou­rire.

Son aplomb ne con­vain­quit pas l’anglais, il se hasarda cepen­dant à ren­trer dans l’échange vocal… Il fit un signe de tête entendu, reporta son regard inté­ressé sur la plume tout en for­mu­lant quel­ques sons.

- J’aurais pré­féré ache­ter uni­que­ment cette plume. Com­bien…

- Oh, maille lord ! coupa le ven­deur. Uni­que­ment cette plume ? J’ai bien vu qu’elle vous inté­res­sait mais… si j’vous ai fait cette pro­po­si­tion c’est qu’elle a une grande valeur et accom­pa­gnée d’un tré­sor de plus grande valeur ça vous aurait fait un prix d’ami !

L’anglais lui lança un regard légè­re­ment exas­péré à la men­tion du lord, exas­pé­ra­tion qui s’inten­si­fia devant la volonté mani­feste de lui sou­ti­rer beau­coup de ses euros.

- Pour tout vous dire, la plume a appar­tenu à un alchi­miste du moyen-âge, enfin deux. Elle aurait été faite par Saint Tho­mas d’Aquin puis se serait retrou­vée, deux siè­cles plus tard, aux mains de Para­celse. Si vous…

- Je suis désolé, je crains de ne pas avoir la bourse et je n’ai plus le temps de… bavas­ser. Je dois y aller. Serez-vous là demain ? coupa Greendle.

- Une bourse ? Vous n’en avez pas deux, comme tout le monde ? Et oui, je serre bien la main ! taquina Sha­kire qui ten­dit la main.

Greendle fit de gros yeux éber­lués. Inter­lo­qué le temps de deux bat­te­ments de coeur, il finit par ten­dre la main à son tour pour une poi­gnée vigou­reuse.

- On se voit donc demain ?! ‘fait, moi c’est Greendle ! lâcha-t-il avant de tour­ner les talons et de pren­dre ainsi congé.

- Enchanté Greendle ! Que les por­tes du jour qui s’ouvrent à vous le soient sous une prai­rie clair­se­mée de fleurs enivran­tes ! lui sou­haita l’anti­quaire sur un ton ami­cal.

Notre jeune pho­to­gra­phe-repor­ter com­mença à tra­cer sa route avec une démar­che altière, qu’il chan­gea en pas sim­ple­ment pres­sés lorsqu’il mit les pieds sur le trot­toir du bou­le­vard de Stras­bourg. Sa jour­née de tra­vail avait vir­tuel­le­ment com­mencé et il lui aurait fallu pou­voir pagayer plus vite sur le cours du temps pour en rat­tra­per. Il faut dire que le menu était bien chargé (séan­ces pho­to­gra­phies, scri­bouillage d’arti­cles, cor­rec­tions, réu­nions avec les col­lè­gues, échan­ges de mails avec le res­pon­sa­ble édi­to­rial du jour­nal anglais…) mais la seule con­sé­quence de son retard fut qu’il ne put se faire la séance de cinéma qu’il espé­rait et il ren­tra plus tôt que prévu dans son appar­te­ment pour se faire à man­ger, si éplu­cher des légu­mes, effeuiller une salade et réchauf­fer le con­tenu d’une con­serve peut-être con­si­déré comme tel.

Après avoir ras­sa­sié l’appé­tit de son ven­tre, il mit la vais­selle dans l’évier et alla con­sul­ter sa boîte à mail. Un mes­sage de son amie Liloo l’y atten­dait. Elle lui con­fiait son humeur du moment et un nou­veau poème sur l’éclo­sion des étoi­les dans l’uni­vers et leur des­ti­née, une allé­go­rie avec les fleurs d’un jar­din sau­vage. Il appré­cia la lec­ture mais ne se sen­tit pas de lui répon­dre dans la fou­lée, d’autant plus que la lec­ture d’un troll sur un blog de poé­sie dédié à Lord Byron le fit sor­tir de ses gonds et acca­para toute son atten­tion. Peu habi­tué à ren­trer dans la polé­mi­que, la con­si­dé­rant futile, « pha­go­cy­teuse » de temps et d’éner­gie, il se sen­tit obligé de réa­gir pour défen­dre ceux qu’il aimait lire, et sur­tout en pen­sant à son amie-du-net japo­naise qu’il con­si­dé­rait comme une digne poè­tesse con­tem­po­raine…

Le tru­blion, le pro­vo­ca­teur avait traité les poè­tes de para­si­tes, uti­li­sant, détour­nant, pour sa géné­ra­lité, la bio­gra­phie du poète à l’hon­neur. Par la rai­son, Greendle vou­lut s’effor­cer de ne pas être trop cin­glant, de ne pas être trop sub­ver­sif dans sa réponse, mais il eut du mal à réfré­ner son envie de piquer au vif l’auteur du mes­sage.

« Il faut avoir la cons­cience moyen-âgeuse pour se per­met­tre de trai­ter les poè­tes de para­si­tes. Un poète donne de lui sur le papier, il met de son regard, de ses tri­pes, de son âme, du monde. Il vous retourne, il vous trans­porte si ses tex­tes vous par­lent, trou­vent écho dans vos grot­tes, vos pro­fon­deurs. C’est un tra­vailleur de l’essence de vie. On ne peut pas en dire autant de cer­tains tra­vailleurs et encore moins de cer­tai­nes entre­pri­ses qui font leur beurre de manière dis­cu­ta­ble, d’un point de vue phi­lo­so­phi­que ou non. Mais même pour eux, taxer de para­si­tisme ce serait igno­rer le sens du mot et se pren­dre pour dieu le père.

Green, l’anglais scri­bouillard expa­trié en France »

Il se relut et cli­qua sur « Send / Pos­ter »…

Un peu sou­lagé d’avoir pu expri­mer son point de vue, mais tou­jours un peu échaudé, il étei­gnit son net­book, son ordi­na­teur por­ta­ble, son umpc et prit l’air en com­pa­gnie du livre qu’il avait acheté au bou­qui­niste en début de mati­née…
Il élut tem­po­rai­re­ment domi­cile non loin du jar­din du grand rond qui venait de fer­mer ses grilles, sur un banc de pierre où il com­mença à feuille­ter le livre de Vic­tor Hugo. Bien vite, les yeux ne pou­vant plus faire leur office comme il faut sous la lumière éva­nes­cente, peu aidée par les lam­pa­dai­res pour luter con­tre le voile de la nuit, Greendle se choi­sit un bar où il y dévora une tren­taine de pages avant qu’il y ait trop d’affluen­ces. Il ter­mina dans son lit sa tran­che de lec­ture, le cha­pi­tre qu’il avait entamé, et rejoi­gnit la rive de l’impal­pa­ble en se lais­sant ber­cer par les vagues d’une mélo­die lan­ci­nante…

La brume se lève sur une île, au point d’enve­lop­per les étoi­les dans le ciel. Seule la vue d’une grotte per­siste. Elle sem­ble loin et pro­che à la fois. Greendle avance vers elle. Étrange. Il a l’impres­sion de ne plus sen­tir le sol, ce n’est même pas comme s’il s’était dérobé. Vole-t-il ? A peine s’est-il posé la ques­tion qu’il se retrouve nez à nez avec un dia­blo­tin qui allume un feu au des­sus d’une bro­chette de coeurs. Le dia­blo­tin, au nez gros comme un pif, aux noi­set­tes glo­bu­leu­ses et aux oreilles poin­tues, lui est étran­ge­ment fami­lier. Et mal­gré son rituel maca­bre, il ne le sent pas mena­çant, du moins ne lui prête-t-il pas atten­tion. L’anglais pour­suit sa route vers l’antre de la grotte lors­que, sou­dain, une vague le sub­merge…

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© Pas­cal Lama­chère - Juin 2008