Greendle est dere­chef sub­mergé par une émo­tion para­ly­sante. Le nain infer­nal tré­pi­gne, se met ensuite à cou­rir autour, comme s’il vou­lait jouer avec sa poten­tielle proie, crée des volu­tes de fumée, se rap­pro­che petit à petit, un air de plus en plus féroce. Le rêveur se con­cen­tre et…

- And ?… Même pas peur ! lance-t-il, sur un ton faus­se­ment mali­cieux, tout en don­nant un coup de pied en direc­tion de l’assaillant.

- Oh oh oh ! You’re game over ! Assène le dia­blo­tin, qui l’évite sans mal.

Mal­gré l’annonce pro­phé­ti­que de fin immi­nente, l’humain se met en posi­tion de boxeur, prêt à com­bat­tre… mais fuit, le bat­te­ment de coeur sui­vant, prend les jam­bes à son cou, pres­que lit­té­ra­le­ment, le bras gau­che tendu en arrière, la paume face à l’adver­saire, comme s’il pou­vait ainsi le stop­per, le gar­der à dis­tance.

- Par la lumière lumi­neuse, que tu sois ren­voyé dans les lim­bes, démon… Par la lumière lumi­neuse…

Le malin, qui avait ricané à la vue de la drôle de posi­tion guer­rière de l’apprenti boxeur, rugit à ces mots et se rue sur le fuyard. Arrivé à por­tée d’action, il émet des gro­gne­ments, sans tou­te­fois atta­quer, sans jouer de sa four­che, recu­lant même.


Un flash imma­culé plus tard… Greendle cli­gnait des yeux. Il lui sem­bla enten­dre un gro­gne­ment, un écho réel à l’irréel. L’anglais se retourna sur le côté, la tête vers les volets. Vu l’absence de lumière natu­relle dans leurs com­mis­su­res, il se dit qu’il pou­vait se ren­dor­mir et referma les yeux. Trou­blé par le cau­che­mar, il resta néan­moins un bon quart d’heure à les gar­der clos mais son esprit éveillé, se ras­sé­ré­nant, cher­chant la paix. Avant de glis­ser vers le repos, il riait pres­que, à la remé­mo­ra­tion de sa pseudo incan­ta­tion.

- Par la lumière lumi­neuse ? N’importe quoi… se repro­cha Greendle.

… Lors­que Mozart, par radio­ré­veil inter­posé, le rap­pela dans sa cham­bre et à ses impé­ra­tifs humains, gri-gri avait pres­que oublié le rêve étrange avec le dia­blo­tin. Un autre avait pris la place. Mais au moment de tout écrire, sur la table à man­ger, une tasse de thé et des oeufs au bacon à droite de son cale­pin à rêves, de la seconde salve d’esca­pa­des dans l’uni­vers impal­pa­ble, le réveillé ne retint que deux phra­ses, pro­non­cées à la fin - « Je vais pren­dre ces deux livres » et « des ciseaux, il me faut des ciseaux, vite ! » -, et un vague décor d’appar­te­ment chic, un esca­lier, une per­sonne croi­sée, du moins lui sem­bla-t-il. En ten­tant de tout revi­si­ter, dans sa phase intros­pec­tive, son pre­mier rêve lui revint comme une vague se refor­mant après s’être échouée et empor­tant au large avec un force accrue, comme un coup de poing dans un ven­tre ramolli par trop de con­fiance, dénué de réflexes, comme une balle reti­rée en élar­gis­sant le trou dans la chair, comme… Bref, il se sou­vint du rêve et se sen­tit plus trou­blé qu’il ne l’avait été pen­dant et juste après l’avoir vécu. Le pud­ding exporté secoua la tête, posa sa plume, but quel­ques gor­gées de thé, se sus­tenta puis alla médi­ter un bout, à la fenê­tre.

Greendle porta son regard sur les fenê­tres des bâti­ments voi­sins, sur les pas­sants, sur les voi­tu­res… et enfin sur le ciel grisé de nua­ges. En les zyeu­tant, quel­ques vers vin­rent natu­rel­le­ment se for­mer dans son esprit, et il en vint à une con­clu­sion : le rêve avait réveillé l’écor­ché vif qui som­no­lait en lui. Il res­sen­tit le besoin, l’envie d’éva­cuer, de se lais­ser aller sur le papier, dans une écri­ture quasi auto­ma­ti­que. Il alluma son ordi­na­teur, mit le cd Dan­ge­rous de Michael Jack­son et reprit la plume. Après avoir encré le cahier à rêves de la source de son trou­ble, il gratta des pages d’un autre, plus grand et plus volu­mi­neux, con­sa­cré au scri­bouillage d’his­toi­res pen­sées dans la jour­née, hors du lit, hors de Mor­phée.

[…] Je regarde,
Des yeux clos du béton
S’ouvrir à une nou­velle aube ;
Des flam­mes d’autres, déjà éveillés,
Par­cou­rir le che­min de la vie.

Je regarde,
Le cours passé ;
Du temps où j’errais dans la brume,
Entre ombre et lumière,
En lévi­ta­tion,
À mi-che­min des abî­mes et de la terre.

Je regarde,
Le côté du fleuve où je regar­dais…
Le cris­tal de mes pen­sées,
Le froid causé par l’absence de soleil,
Les étoi­les filan­tes qui m’ont pres­que fait cha­vi­rer ;
Dos à la source du Hors Temps.

Je regarde,
Les four­mis moto­ri­sées,
Sous les nua­ges qui nous entou­rent ;
Som­bres nuées,
Des mon­ta­gnes s’élè­vent,
Aci­des,
Les tri­pes m’en tom­bent.

Je regarde,
Une décen­nie d’hor­reurs et de mer­veilles,
De dou­leurs et de dou­ceurs,
De tou­tes les cou­leurs,
L’arc-en-ciel de l’His­toire,
D’aven­tu­res humai­nes
Lumi­neu­ses et obs­cu­res ;
Monde ren­ver­sant,
Comme la tête en bas d’un nou­veau né,
Cruel ou doux, sui­vant l’étoile
Et la bulle pro­tec­trice
Qui s’immisce.

Je regarde,
Ce monde rem­plit d’injus­ti­ces
Qui me font sup­plice ;
Le malin qui assaille,
Se gausse,
Tente de per­cer
Avec sa noir­ceur,
Reste l’espoir bridé.

Je regarde,
Des yeux clos du béton
S’ouvrir à une nou­velle aube ;
Des flam­mes d’autres, déjà éveillés,
Par­cou­rir le che­min de la vie.

Je regarde
La mélo­die divine rico­cher sur les astres,
S’épan­dre vers les sans armure,
Vers la rive des mon­des incar­nés et désin­car­nés ;
Je regarde
Le coeur qui bat la cha­made,
L’ombre s’enfuir…
Et la lumière fut ?
Et la lumière fut…

[…]


Lorsqu’il eut fini, le poète hésita à déchi­rer les pages qu’il venait de noir­cir. Un peu par insa­tis­fac­tion, un peu parce qu’il vou­lait lais­ser s’envo­ler, sym­bo­li­que­ment, les ondes cap­tu­rées, un peu… parce qu’il ne savait trop pour­quoi, il sen­tait que c’était dans l’élan, la suite logi­que. Mais il n’en fit rien. Ses pen­sées se tour­nè­rent vers Liloo, il hési­tait à lui envoyer. L’anglais avait peur qu’elle le juge mal, mal­gré la con­fiance qu’il avait en elle. Il regarda l’heure. Il n’avait plus trop le temps de lui écrire le texte poé­ti­que, ni de lui faire part de la bonne nou­velle sur le con­cert. Il lui écri­rait le soir venu…

Entre cet ins­tant et celui où il se trouva à rédi­ger le mail à des­ti­na­tion de son amie, dans la pénom­bre d’un crois­sant de lune, Greendle eut une jour­née trou­blante, dans la con­ti­nuité de son intros­pec­tion amor­cée au réveil…

Peu après avoir quitté son appar­te­ment, en déam­bu­lant dans les rues tou­lou­sai­nes gri­sées par le ciel, sur le che­min des locaux du jour­nal où il devait récu­pé­rer et/ou sou­met­tre une liste de sug­ges­tions d’arti­cles, au moment où il passa devant une librai­rie, l’éveillé enten­dit :

- Je vais pren­dre ces deux livres, annonça un client, la cin­quan­taine, cau­ca­sien, barbu…

Gri-gri n’avait pas trop fait atten­tion à l’appa­rence du mon­sieur, une des deux phra­ses de fin de réveil s’étant rap­pe­lée à lui. Encore une his­toire de syn­chro­ni­cité ? Il se dit que ça com­men­çait à faire beau­coup en deux jours, et poussa un peu plus loin sa réflexion de la veille. Lorsqu’il fut arrivé à des­ti­na­tion, du moins la pre­mière, le pen­seur en était arrivé à ceci : si la phrase enten­due est une phrase qui peut être con­si­dé­rée récur­rente, que l’on peut l’enten­dre plu­sieurs fois dans un mois, pour peu qu’on soit ama­teur de livres, le fait qu’il en ait rêvé et l’ait enten­due peu après, n’est pas ano­din, ce n’est peut être pas qu’une coïn­ci­dence ; il ne s’agit pas d’une pro­phé­tie auto­réa­li­sa­trice, il n’a aucu­ne­ment été influencé, pro­vo­qué cette situa­tion parce que rêvée ; cela n’a pas tel­le­ment de sens en l’état, aucune uti­lité, il lui fau­drait d’autres preu­ves, plus de matière pour tirer une con­clu­sion. Il allait être servi.

Le ciel s’était éclairci, une légère brise chaude prin­ta­nière taqui­nait ses che­veux, quand notre pho­to­gra­phe-repor­ter arriva à sa deuxième des­ti­na­tion, un immeu­ble, à proxi­mité du croi­se­ment de la rue du Fau­bourg Bon­ne­foy et de l’ave­nue de Lavaur. Greendle s’était vu con­fier un arti­cle de fond sur un homi­cide, qui avait eu lieu la veille, en fin de soi­rée : il devait inter­vie­wer, enquê­ter, pren­dre des pho­tos… Après avoir réussi à obte­nir le droit d’entrer, quand il mit les pieds dans la demeure en bri­ques roses, posa son regard sur l’esca­lier, le réveillé eut un flash, eut l’impres­sion de vivre la scène dont il avait rêvé. Cela le tour­ne­boula quel­que peu et il fit à nou­veau mar­cher son pud­ding gris, ses neu­ro­nes : il n’a pas choisi cette des­ti­na­tion, ne pou­vait savoir qu’il y met­trait les pieds, donc là aussi, il ne l’a pas pro­vo­qué ; mais là, si le stan­ding du lieu peut cor­res­pon­dre, ce dont il s’est sou­venu du rêve est trop vague, et encore plus là où il peut se lais­ser pren­dre à le modi­fier, il peut ainsi se faire avoir par l’effet Bar­num.

Pen­dant sa réflexion, Greendle avait com­mencé à mon­ter. Lorsqu’il croisa un habi­tant de l’immeu­ble, il sor­tit de ses pen­sées, le salua et tenta une appro­che, pour une inter­view, tâter le ter­rain. Le con­tact passa bien avec Char­les, fraî­che­ment retraité, un béret sur la tête, des che­veux gri­son­nant en dépas­sant, la peau ridée comme les gens de son âge… Il obtint son sésame pour ren­con­trer d’autres rési­dants. Au moment de pren­dre congé, il enten­dit, venant du palier de l’étage du des­sus, une phrase qui para­cheva le trou­ble ini­tié au cours de la mati­née.

- Des ciseaux, il me faut des ciseaux, vite ! Char­les…, sup­plia pres­que une femme d’âge mur, la voix che­vro­tante.

Le pud­ding retourné devint livide, vacilla, posa sa main sur la ram­barde pour réta­blir l’équi­li­bre, faire arrê­ter de tan­guer les murs. Greendle en avait inquiété son inter­lo­cu­teur, qui s’enquit de sa santé. Après un « Tout va bien ! Juste un man­que de som­meil… », Char­les alla voir ce que lui vou­lait sa femme. Gri-gri ne tarda pas à retrou­ver tota­le­ment ses esprits, quoi­que ses neu­ro­nes com­men­çaient dere­chef à s’acti­ver avec un peu trop de vigueur. Il prit une grande ins­pi­ra­tion, expira le len­te­ment, et tenta de pen­ser à autre chose, de les détour­ner vers son enquête, son arti­cle, ce qu’il réus­sit, jusqu’à ce qu’il croise à nou­veau son pre­mier con­tact, en fin de mati­née. Ce der­nier s’informa sur l’avan­cée des inves­ti­ga­tions du repor­ter, eut besoin d’être encore ras­suré, d’enten­dre qu’il allait bien…

Quand Char­les retourna dans son appar­te­ment, Greendle quitta les lieux, vers son repas. En che­min, il ne cessa de repen­ser aux trop nom­breu­ses coïn­ci­den­ces, syn­chro­ni­ci­tés. L’uni­vers vou­lait-il lui envoyer un mes­sage ? Que devait-il en faire, en tirer ? Le signe était-il qu’il pou­vait, devait aider à appor­ter des preu­ves au dos­sier, en plon­geant au plus pro­fond et ten­ter de refor­mer le der­nier rêve de la nuit ? Mais com­ment pein­dre quand on est aveu­gle ? Ne trou­vant de répon­ses, l’anglais se tourna vers son intui­tion. D’édu­ca­tion angli­cane, il ne se sen­tait pas d’appar­te­nance à la con­fes­sion, n’étant pas vrai­ment croyant, plus agnos­ti­que. Mais… il eut un fris­son. Cela le remua de réa­li­ser qu’il tenait sûre­ment là une preuve que la vie est bien plus qu’une his­toire de robots géné­ti­que­ment pro­gram­més, que c’était bien plus qu’une his­toire de rêves et de situa­tions qui se répè­tent, que ce cas dépas­sait cer­tai­ne­ment le cadre de l’effet Bar­num.

L’heure du sou­pir solaire venu, après un après-midi con­sa­cré à la pour­suite de son enquête auprès des poli­ciers et tutti quanti, après un dîner en com­pa­gnie de deux col­lè­gues, de retour chez-lui, Greendle fit quel­ques recher­ches sur le net. Il tomba sur un site caté­go­ri­sant les rêves, et où il était expli­qué que les rêves pré­mo­ni­toi­res, des son­ges véri­di­ques, étaient faits pour nous aider à nous pré­pa­rer à cer­tains évé­ne­ments. Il se con­forta qu’il s’agis­sait bel et bien de ça et con­clut, aux des­crip­tions, que son rêve était de ceux qui seraient ins­pi­rés par l’ange des rêves, Cid­dî­qoûn. Notre sur­feur avait du mal à croire à son exis­tence, mais pour­quoi pas ? Et puis, même s’il ne s’était pas sou­venu de tout, même s’il n’y avait pas trouvé une uti­lité immé­diate, il se dit que son incons­cient avait tra­vaillé pour lui et que cela l’avait peut-être bien aidé, influencé d’une cer­taine manière, que cela avait éveillé sa foi, qu’il y aurait peut-être d’autres réper­cus­sions posi­ti­ves. Cepen­dant, ce qui l’émous­tilla le plus, ce qu’il retint le plus de sa pro­me­nade sur le site en ques­tion, fut l’expli­ca­tion, la théo­rie sur l’ori­gine de ses der­niers cau­che­mars, le fait que ses rêves en rap­port avec la dia­blo­tin pou­vaient être des rêves exu­toi­res, des rêves ins­pi­rés par des djinns ou par le dia­ble et com­pa­gnie, et qu’il ne devait pas y accor­der d’impor­tance, les igno­rer, quand revenu dans l’incarné.

Appro­chant l’ins­tant de la glis­sade vers les rêves, à la lueur du crois­sant lunaire, et de l’écran de son ordi­na­teur, Greendle se sen­tit apaisé, ins­piré. Il reprit son cahier d’his­toi­res, cla­viarda le poème, l’amé­lio­rant au pas­sage, et ajouta un petit mot à l’atten­tion de Liloo. Une fois envoyé, il ferma les volets, et alla se cou­cher… De cette nuit qui sui­vit, bien qu’il eut observé les con­seils du site pour rêver au mieux, chas­ser cer­tains son­ges pou­bel­les, il ne se sou­vint de rien, juste l’impres­sion d’avoir fait de jolis rêves. Tou­te­fois, l’anglais se réveilla d’humeur badine, taquine, la sen­sa­tion d’avoir un esprit malin en lui, d’être légè­re­ment dif­fé­rent, grisé par un humour étrange qui lui donna envie de tout pren­dre à la déri­sion.

à sui­vre / to be con­ti­nued

© Pas­cal Lama­chère – juin 2010


Note : Étant donné les mises à jour spo­ra­di­ques, que je ne sais pas quand je par­ta­ge­rai à nou­veau un texte, pos­te­rai un nou­veau mes­sage, si vous vou­lez être tenu(e) au cou­rant, si vous êtes ins­crit(e) sur Face­book, vous pou­vez uti­li­ser le ser­vice :

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