Cha­pi­tre 2 - Au-delà de la brume

Greendle passa deux jours à se plon­ger dans un tra­vail inten­sif, plus qu’il ne l’avait prévu. Entre entre­tiens, pho­tos, rédac­tion et aide à appor­ter à ses col­lè­gues pour cause de réduc­tion d’effec­tifs, il avait mis de côté ses échan­ges avec Liloo et il avait oublié l’étran­geté de ses der­niers rêves, jusqu’à ce qu’il déam­bule dans la petite rue Léon Gam­betta…

L’air s’était rafraî­chie, les nua­ges dans le ciel étaient d’un gris très som­bre, cap­tu­raient la lumière comme un filet de pêche aux mailles ser­rées tiré dans un océan de gros pois­sons. Mal­gré cette atmo­sphère annon­cia­trice de gibou­lées de mars très très en retard, notre anglais, « emmi­tou­flé » dans sa veste en cuir, avait voulu faire un tour sur les ber­ges de la Garonne après une jour­née haras­sante et avait dirigé ses pas en con­sé­quen­ces. Mais un abat de fins pro­jec­ti­les gla­cés eut rai­son de sa soif de bouillons flu­viaux et il choi­sit de se « réfu­gier » dans le cyber de la rue. Il le fit d’un pas non­cha­lant, pen­dant que les rares per­son­nes n’étant pas encore à se sus­ten­ter se mirent à cou­rir. Comme si leurs esto­macs criaient famine et qu’elles s’en trou­vaient en dan­ger de mort, elles lui sem­blè­rent sau­ter et se pré­ci­pi­ter à la manière des pira­tes de son rêve. Dans la fou­lée, les tam­bours des cieux rai­son­nè­rent et un éclair les brisa. Dans cet élan sur­réa­liste, à tra­vers un cha­pe­let de grê­lons éclai­rés, Greendle crut aper­ce­voir un dia­blo­tin fami­lier en train de lever le poing au ciel. Il tres­sauta, secoua la tête et péné­tra dans un air chauffé par les humains et les machi­nes.

Le cyber était pres­que bondé. Il lui fal­lait atten­dre un peu avant d’avoir une place parmi la tren­taine de pos­tes. Le pho­to­gra­phe-repor­ter en pro­fita pour appré­cier l’éclai­rage légè­re­ment tamisé, obser­ver les gens en train de vaquer à leurs « occu­pa­tions élec­tro­ni­ques » et détailler le décor… Au fond de la salle, une affi­che (scot­chée con­tre une sépa­ra­tion en con­tre­pla­quée posée entre deux ordi­na­teurs) attira par­ti­cu­liè­re­ment son atten­tion. Titrée Les Pira­tes de l’espace en con­cert, il eut du mal à en croire ses yeux. Avait-il fait un sem­blant de rêve pré­mo­ni­toire ? Une sim­ple coïn­ci­dence ? Sa sou­ris se ren­dit sur leur mys­pace, une fois devant un ordi­na­teur. La musi­que qui entra dans ses oreilles fut plus soft que ce à quoi il s’était attendu avec un tel nom. Ses doigts enre­gis­trè­rent dans l’agenda le lieu et la date du show, puis con­sul­tè­rent ses mails. Liloo n’avait rien écrit. Greendle cla­viarda quel­ques mots pour l’infor­mer qu’il avait passé deux jour­nées fol­les, qu’il envi­sa­geait d’aller à un con­cert d’un groupe de rock fran­çais dans quel­ques jours et qu’il serait pro­ba­ble­ment très occupé le reste du temps, en grande par­tie à cause de l’épée de Damo­clès de la crise éco­no­mi­que que le direc­teur de la rédac­tion avait fina­le­ment laissé tom­ber sur le jour­nal.

Après avoir envoyé le mes­sage, le geek se ren­dit compte que son ven­tre récla­mait de l’essence de vie. Il regarda par la fenê­tre. Il fai­sait tou­jours aussi som­bre mais il n’y avait plus qu’une pluie fine à venir titiller les bri­ques, les têtes métal­li­sées et le bitume. Il se leva d’un geste vif, vêtit sa veste, sor­tit de sa besace de quoi payer l’accueillante asia­ti­que à l’entrée. Greendle des­serra ses dents pour lui offrir un sou­rire un peu bêta tout en ver­sant dans sa main la somme qu’elle lui avait deman­dée avec un accent exo­ti­que.

- Au… au r’voir ! bal­bu­tia timi­de­ment l’anglais avec son accent.

- See you soon ! Take care with this wea­ther ! rebon­dit la jeune employée qui avait levé la tête pour le regar­der droit dans les yeux, tout en ran­geant la mon­naie.

- Sa… Sayô­nara ! répon­dit radieux l’ama­teur de lan­gues qui som­meillait en lui, sou­hai­tant aussi et sur­tout ren­dre la faveur de la jeune femme en s’expri­mant à son tour dans sa lan­gue mater­nelle.

- Hihi­hihi… i’m not Japa­nese ! Hihi­hihi… expli­qua-t-elle entre deux rires cris­tal­lins.

La jeune femme s’excusa et s’apprêta à répon­dre à l’inter­ro­ga­tion faciale de son inter­lo­cu­teur, mais un client pressé se mani­festa. La voyant se détour­ner, l’anglais prit congé en dis­si­mu­lant assez mal un air con­trit nais­sant. Lorsqu’il passa la porte, une voix fémi­nine lui sou­haita une bonne soi­rée. Il ne se retourna pas et s’engouf­fra dans l’écume des nua­ges sans ajou­ter mots.
En route vers son « Home, Sweet Home », le lord dut essuyer un bref redou­ble­ment d’averse, des écla­bous­su­res de voi­tu­res et de camion­net­tes. Mouillé du bout des pieds à la pointe des che­veux, la porte de son chez-lui fran­chie, il ferma les volets, mit un cd de Craig Arm­strong, se désha­billa, prit une dou­che bien chaude et, une fois séché, vêtit son pei­gnoir et des pan­tou­fles. Le reste de la soi­rée fut con­som­mée entre un menu réchauffé, des tran­ches de pages de L’Homme qui rit et des pages d’un car­net, à peine entamé jus­que-là, qu’il noir­cit de pay­sa­ges let­trés au pas­sage de son calame doré. Il y pei­gnit un début de conte sur une gre­nouille vivant sur les ber­ges du canal du midi…

Lorsqu’il res­sen­tit le poids de la fati­gue sur ses mains, Greendle laissa choir sa plume, fit naî­tre le voile de la nuit, s’allon­gea et se laissa enva­hir par la sym­pho­nie plu­vieuse sur la bar­que des rêves.

« Nua­ges gris,
Soleil noc­turne,
Quel­ques maux enfouis
dans l’Urne
d’un magi­cien
non Humain
resur­gis­sent
au détour
d’une âme créa­trice
pié­gée dans un four… »

Cette nuit-là, le rêveur explora des son­ges plus inso­li­tes que jamais. Il com­mença par rêver qu’il se trou­vait aux côtés de Michael Jack­son, dans l’O2 Arena de Lon­dres, le jour de la pre­mière du come back de la star. Aux pre­miè­res paro­les d’Heal The World, Greendle se retrouva face à une mon­ta­gne incon­nue, sur une terre en train de trem­bler. Aux pre­miers signes d’érup­tion, une brume se forma autour de lui, mais le décor ne chan­gea pas immé­dia­te­ment. Petit à petit, la mon­ta­gne se liqué­fia, son odo­rat fut titillée par une odeur âcre, deux bâti­ments en feu pri­rent forme et…

- Sau­vez-moi ! Sau­vez-nous ! Par ici ! En haut !

Greendle ne sut où don­ner de la tête. Il avait le tour­nis et ne savait plus dis­tin­guer le haut du bas, la gau­che de sa droite. Fina­le­ment, il se diri­gea à l’ins­tinct et… il se fit hap­per par un tour­billon orange. Quand il fut en mesure d’avoir l’esprit clair, que le pay­sage fut posé, il ne put bou­ger, enfermé dans une bulle trans­lu­cide au-des­sus d’un gouf­fre infini. Il assista en spec­ta­teur à une drôle de scène. Cerise sur la bizar­re­rie, bien qu’il se sen­tit étran­ger, non con­cerné, il avait la sen­sa­tion de savoir, de con­naî­tre…

… Corian­the con­tem­ple le vide. En met­tant de côté tout un tas de dif­fé­ren­ces fonc­tion­nel­les, inté­rieu­res, non visi­bles dans cette posi­tion, elle res­sem­ble à une humaine cos­tu­mée et gri­mée pour une « soi­rée dépa­reillée » : une robe marine por­tée du men­ton aux che­villes avec un cou­vre chef en forme de cha­peau de magi­cien cou­leur sang. Mais ce n’en est pas une. C’est une Mon­dine. Sa « robe » et son « cha­peau » sont une par­tie de sa chair, ce qu’elle tient entre les mains est son coeur sur lequel sont plan­tés ses yeux, son nez est très fin, ses oreilles ron­des, son teint de peau passe par tou­tes les cou­leurs de l’arc-en-ciel en fonc­tion de son humeur… Et, à cet ins­tant, elle est des plus mélan­co­li­ques.
Entre sacri­fice et tra­hi­son, le che­min de cette créa­ture l’a menée face à ce pré­ci­pice. Elle n’a plus le choix. Il lui faut plon­ger dans l’abîme. Elle y a été con­dam­née. Elle ne peut y échap­per. Une perle bleue s’extirpe de la masse argen­tée qui trône dans la paume de ses mains join­tes ; la pre­mière et der­nière larme de son coeur de Mon­dine. Elle espère que, mal­gré tout ce qu’elle a fait, elle sera sau­vée pen­dant son saut, qu’elle obtien­dra rédemp­tion, qu’un valeu­reux Mon­din vien­dra lui offrir une chance d’arran­ger l’irré­pa­ra­ble.
Les jam­bes de Corian­the fré­mis­sent. Elles sont l’antre, le seuil de ses pou­mons. Elle a pris une der­nière bouf­fée, « pour la route ». Son « cha­peau » tourne un ins­tant, elle lâche la masse argen­tée et saute…

à sui­vre / to be con­ti­nued - cli­quez ici pour lire la suite

© Pas­cal Lama­chère – avril 2009